La loi de 2018 sur la liberté de choisir son avenir professionnel a modifié les contours de l’apprentissage. Notamment, elle a permis aux entreprises de fonder leur propre centre de formation des apprentis (CFA). Une aubaine pour les structures de grandes tailles, pourvoyeuses de carrières et d’emplois dont elles ont du mal à améliorer l’image.
Quatre jours par semaine, Margaux, 28 ans, prospecte, rencontre et suit la clientèle de l’agence de service à la personne O2 du Havre. Le cinquième ? Elle se forme, en alternance et à distance, pour obtenir son diplôme, équivalent BAC+2, de conseillère commerciale. « J’ai déjà un diplôme de chargée de clientèle sur plateforme téléphonique. Avec ce nouveau diplôme, mention Service à la personne, que je ne connaissais pas, je cherche à me perfectionner », relate-t-elle.
Cette mère de trois enfants fait partie des quelque 720 000 apprentis recensés en France, majoritairement dans des entreprises de moins de cinquante salariés. Mais le cursus qu’elle a choisi a quelque chose d’un peu atypique : il est dispensé au sein du centre de formation des apprentis ouvert en février 2022 par Oui Care, l’un des groupes leaders en matière de service à la personne (SAP). Cette toute première promotion, à laquelle appartient Margaux, compte dix-huit recrues, toutes intégrées aux entreprises du groupe pour les quatorze mois de leur apprentissage.
Depuis début 2019, un peu plus de 200 entités de ce type auraient été créées grâce à la libéralisation du secteur voulue par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Jusqu’ici, les entreprises pouvaient se doter de centres de formation internes et établir des contrats de professionnalisation. Étendue à l’apprentissage, motivée par les difficultés croissantes à recruter dans certaines branches et boostée par des dispositifs d’aide attractifs et la suppression de l’agrément régional pour fonder un centre de formation des apprentis (CFA), cette impulsion a entraîné dans son sillage de nombreux acteurs économiques. Les Carrefour, Orange, L’Oréal, Lactalis, Adecco et autres Total y ont décelé une aubaine.
« Avec notre Académie SAP, nous avions déjà une antériorité de pratiques. La professionnalisation est une culture bien ancrée chez Oui Care. Lorsque l’ouverture de CFA est sortie d’un marché contraint, nous avons mené une réflexion autour de [cette question], à la lumière de plusieurs enjeux : [entre autres], créer des formations qui n’existent pas et anticiper les évolution du SAP », corrobore David Bécanier, directeur de la formation pour le groupe. Les parcours de conseiller commercial, assistant ressources humaines en agence et auxiliaire de vie aux familles ont ainsi vues le jour.
Les mêmes responsabilités que les autres CFA
Ces CFA nouvelle génération peuvent être internes à une entreprise ou à l’une de ses filiales, être mis en place au sein d’un groupe ou d’un réseau inter-entreprise partageant des objectifs et des perspectives complémentaires, voire communs. Qu’il soit privé ou relevant de l’État, un CFA constitue l’espace où sont délivrés les savoir théoriques de la formation concourants au développement de compétences.
L’organisation de l’alternance
Les stagiaires y sont reçus selon les modalités organisationnelles définies pour le cursus, par exemple une semaine par mois, mais toujours dans le respect des principes de l’alternance. En outre, les cours peuvent depuis peu se dérouler entièrement à distance.
Pour les trois formations qu’il a lancées, exclusivement en direction des plus de 500 agences du groupe, et les 400 à 500 heures qu’elles représentent, le CFA Oui Care a adopté un fonctionnement mixte, largement orienté, toutefois, vers le distanciel. « Le siège est situé au Mans mais notre réseau est très diffus, c’est pour cela que nous avons choisi d’hybrider », explique David Bécanier.
Ainsi, les apprentis ne sont tenus de se rendre dans les locaux du CFA que trois semaines durant l’ensemble de leur apprentissage : au démarrage, à mi-parcours, pour un bilan d’étape, et à la fin pour passer leur certification. Un atout pour Margaux, qui doit jongler entre sa reprise d’étude et une vie familiale bien remplie : « Pour moi, c’est une super bonne expérience, mais c’est aussi énormément de travail ! ».
Obligations et financements
À droits égaux, responsabilités égales. Pour développer son CFA, une entreprise doit respecter des étapes précises, de l’identification de ses objectifs à la déclaration de l’organisme auprès des institutions idoines, en passant par l’adoption du statut juridique de la structure et l’ingénierie pédagogique.
Tout comme un CFA public, un CFA privé doit aussi honorer des obligations, au premier rang desquelles la gratuité de la formation pour les usagers. S’y ajoutent le contrôle pédagogique par des agents publics habilités et le respect des référentiels de la certification ciblée.
Selon le guide édité par le ministère du Travail, un conseil de perfectionnement, dont la fonction est de veiller à l’organisation de l’établissement et à son fonctionnement, une comptabilité analytique, ainsi que la diffusion, chaque année, du taux de réussite aux certifications et de poursuite d’études doivent, par ailleurs, être instaurés.
Depuis le 1er janvier 2021, les CFA sont également tenus d’arborer le label Qualiopi, pour prétendre aux fonds publics ou à ceux de l’opérateur de compétences (OPCO) concerné. En effet, l’OPCO « finance automatiquement les contrats d’apprentissage sur la base d’un niveau de prise en charge qui couvre les charges de gestion administrative et les charges de production relatives [aux] formations par apprentissage », poursuit la documentation ministérielle.
Seuls les contrats d’apprentissage signés appellent un financement. C’est ce que l’on appelle le coût-contrat. Il est fixé pour chaque certification par les branches professionnelles et France compétences en publie un référentiel.
L’OPCO peut s’acquitter des frais annexes, lorsque ceux-ci sont financés par les CFA, et intervient aussi au titre de l’investissement. Ces enveloppes peuvent être complétées par un apport des Conseils régionaux qui, au détour de la réforme de 2018, ont perdu nombre de leurs prérogatives. Le CFA d’entreprise peut en outre actionner différents leviers pour financer le reste à charge. « Si notre CFA n’a perçue aucune subvention publique, l’agence contractante [qui accueille l’apprenti] bénéficie, elle, des aides à l’apprentissage comme n’importe quelle entreprise », précise David Bécanier.
Une philosophie de l’apprentissage
Outre ces aspects réglementaires, juridiques, financiers et pédagogiques, ces entités sont également garantes de « l’esprit CFA », soit quatorze missions dévolues par le Code du travail, dont :
- l’accompagnement des personnes dans leur orientation,
- l’accompagnement dans la recherche d’un employeur, afin d’éviter d’avoir
des apprentis sans entreprise, - le suivi social, en cas de nécessité,
- l’assurance d’un parcours cohérent,
- la sensibilisation à la diversité et à l’égalité des chances,
- la promotion de la mobilité.
Gérer la pénurie de talents et renforcer l’attractivité
Les avantages qu’offre l’ouverture d’un CFA d’entreprise sont non négligeables. C’est en tout cas ce qu’affirment, chacun de leur côté du contrat, David Bécanier et Margaux.
« Cela nous permet d’aller plus loin que l’existant pour répondre à des besoins opérationnels des SAP. Beaucoup de compétences transversales requises par notre coeur de métier recoupent celles d’autres métiers des services, mais les formations proposées par les CFA traditionnels restent un peu trop généralistes », estime le responsable.
Offrir un parcours sur-mesure représenterait aussi un moyen efficace de renforcer l’attractivité de métiers délaissés et d’un secteur en pleine mutation, porteur de nombreuses perspectives d’emploi. « Le maintien à domicile est une question sociétale […] avec de forts enjeux de développement, dont le fait de repenser la relation à l’autre. Cela peut susciter des vocations. »
Si les aides-ménagères et aides à domicile sont parmi les professionnels les plus recherchés en France, les cuisiniers connaissent également une pénurie. Aussi, les entreprises de la restauration, et plus largement les métiers de bouche, partagent-elles cette préoccupation. Le besoin d’attirer de nouveaux talents et de jouir des compétences adéquates a conduit à la création, en 2020, du CFA des chefs qui a, depuis, formé quelque 600 apprentis.
De son côté, Margaux souligne : « C’est totalement différent de mon expérience à l’AFPA. Là, le lien entre mon agence et le CFA est continuel, il y a une grande réactivité. Le volet théorique est vraiment axé sur le cœur du métier auquel je suis formée et reprend des exemples concrets de terrain ». Sur le terrain, justement, c’est 100% d’autonomie. Margaux gère ses visites seule comme une employée classique et apprécie « avoir la confiance du reste de l’équipe ».
À l’issue de sa période d’apprentissage et une fois sa certification en poche, la jeune femme devrait se voir offrir un CDI dans son agence actuelle. « C’est une chance », reconnaît-elle. Une chance, mais aussi une stratégie du groupe qui cherche à renforcer et à stabiliser ses effectifs dans un contexte d’extension, et à valoriser sa marque employeur. « Notre crainte est plutôt de ne pas pouvoir répondre aux sollicitations des clients et de ne pas avoir suffisamment de profils qui correspondent », remarque David Bécanier.
L’internalisation partielle du recrutement et la fidélisation figurent en effet parmi les bénéfices directs à la création de son propre CFA. Sans compter que cela peut s’inscrire dans une démarche plus vaste de formation et de pilotage des compétences de l’entreprise, telle la GEPP, afin d’en maîtriser l’ensemble de la chaîne. En 2018, le cabinet Korn Ferry estimait à 1,5 million le nombre de talents manquants en France à horizon 2030.
Toutefois, l’ampleur de la démarche est telle, en termes de budget et de charge de travail à supporter, qu’elle semble réserver aux grosses organisations à même de mobiliser les ressources requises. La plus petite ayant sauté le pas dénombre pas moins de 8 000 salariés. Chez Oui Care, ils sont 18 000.
CFA privé vs public
Tous les voyants au vert ? Le concept du CFA d’entreprise recense aussi des détracteurs, à l’instar de l’association des Régions de France, vent debout contre la proposition de libéralisation avant même l’adoption de la réforme. « Changer le modèle économique de l’apprentissage en confiant son pilotage aux branches professionnelles [au détriment des Régions, ndlr] représente un risque majeur pour deux raisons : les branches professionnelles n’existent pas partout et n’ont jamais fait ce travail auparavant. Cette privatisation du système porte en elle la disparition d’une offre de formation dans des pans entiers de nos territoires […] Selon nos estimations, la moitié des CFA serait susceptible de fermer ou de se restructurer », dénonçaient ses membres en 2018, sans décolérer en 2020.
D’autres acteurs craignent que la formation par apprentissage, ainsi pilotée par les entreprises, ne réponde qu’à leur seules contingences, et prédisent que les CFA publics devront revoir leur positionnement, leur stratégie et leur fonctionnement.
David Bécanier balaye les critiques : « On ne prend pas de marchés aux CFA publics ou aux organismes de formation concurrents. Ce décloisonnement vient dynamiser et mettre l’accent sur des besoins pas forcément pris en compte. Ces démarches sont conciliables ». Il pointe notamment le maintien de partenariats historiques conclus entre des agences du groupe et des structures locales. « Il n’y a aucune obligation de passer par notre CFA.» Et de conclure : « Il y a de la place pour tout le monde ».